Dernièrement que je me retirai chez moi, délibéré autant que je pourrai, ne me mêler d'autre chose que de passer en repos et à
part ce peu qui me reste de vie, il me semblait ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oisiveté, s'entretenir soi-même, et s'arrêter et se rasseoir en soi :
ce que j'espérais qu'il peut meshui faire plus aisément, devenu avec le temps plus pesant et plus mûr.
Un événement qui me serait passé très au-dessus de la tête sans ce billet d'Assouline .
Un événement qui s'intègre bien dans mes préoccupations actuelles, Ulysses faisant parti des livres présents dans ma bibliothèque que je n'ai jamais lus; je l'ouvre périodiquement, je lis les trois ou quatre première pages avant de remonter sur le grand escabeau pour le ranger à nouveau à sa place tout en haut à gauche de la section XXème siècle de ma bibliothèque.
Un livre que je n'ai jamais lu mais dont j'ai beaucoup entendu parler, semblable en cela à une grande partie de l'humanité...
Un livre que je ne désespère pas de lire un jour...
Avant d’entamer le survol de l’œuvre majeure de Pierre Bayard, rappelons-en le plan :
PROLOGUE
DES MANIÈRES DE NE PAS LIRE
Les livres que l’on ne connait pas
Les livres que l’on a parcourus
Les livres dont on a entendu parler
Les livres que l’on a oubliés
DES SITUATIONS DE DISCOURS
Dans la vie Mondaine
Face à un professeur
Face à l’écrivain
Avec l’être aimé
DES CONDUITES À TENIR
Ne pas avoir honte
Imposer ses idées
Inventer les livres
Parler de soi
ÉPILOGUE
La table des abréviations utilisées dans l’ouvrage est déjà éclairante : après les habituels op.cit. et ibid. on trouve :
LI : livre inconnu
LP : livre parcouru
LE : livre évoqué
LO : livre oublié
++ : avis très positif
+: avis positif
- : avis négatif
--: avis très négatif
Vous avez déjà noté l’absence de LL pour Livre lu ; a fortiori, pas davantage de LA, livre approfondi ou de LM, Livre maitrisé…
Cela vous choque peut-être. Et pourtant…
Avant d’aller plus loin, je voudrais répondre à la question «Pourquoi ai-je acheté ce livre ? » qui s’impose à moi et à laquelle je ne suis pas sûr de pouvoir répondre. On oublie si vite… et cela doit bien remonter à trois ou quatre ans.
Si je me souviens bien, l’auteur ne m’était pas inconnu ; j’avais déjà, appâté par les titres, acheté et lu Qui a tué Roger Ackroyd ? et L’Affaire du chien des Baskerville ; je les avais lus et n’en avais pas été particulièrement satisfait, principalement de Roger Ackroyd. (Je dois ici confesser que j’ai conservé la candeur de l’enfance devant un roman policier et quand Hercule Poirot me dit que le docteur Sheppard a tué Roger Ackroyd et que le docteur Sheppard avoue son crime je ne remets en cause ni la perspicacité de l’un ni les aveux de l’autre ; Pierre Bayard remettant en cause la version officielle, généralement admise par des générations de lecteurs me portait gravement préjudice )
"Pourquoi donc l'ai-je acheté? Dites-moi!"
Le nom de la collection « Paradoxe » était un argument. Certes.
Le titre lui-même était alléchant, évidemment.
La quatrième de couverture était irrésistible :
L’étude des différentes manières de ne pas lire un livre, des situations délicates où l’on se retrouve quand il faut en parler et des moyens à mettre en œuvre pour se sortir d’affaire montre que, contrairement aux idées reçues, il est tout à fait possible d’avoir un échange passionnant à propos d’un livre que l’on n’a pas lu, y compris, et peut-être surtout, avec quelqu’un qui ne l’a pas lu non plus.
Si j’ai finalement pensé à l’Enfer de ma bibliothèque pour retrouver le livre égaré, c’est parce que je me rappelais avec certitude que les paradoxes de Pierre Bayard conduisant logiquement à déclarer inutile, voire pernicieuse toute lecture avaient profondément choqué et même vexé le lecteur boulimique que je suis depuis toujours ; il me semblait aussi, à la réflexion, que sa relégation avait eu une cause encore plus sérieuse : le traitement réservé à Anatole France.
À la relecture des premiers chapitres, il m’apparait que France n’est pas directement maltraité par l’auteur, mais indirectement à travers le célèbre discours de réception à l’Académie de Valéry, discours en principe d’hommage à l’occupant précédent de son fauteuil, France en l’occurrence, dans lequel il parvint à ne le nommer jamais et à l’égratigner de toutes les manières—vengeance d’un ancien anti-dreyfusard, qui sait ?—
Sur Valéry, j’extrais du journal de Gide à la date du 9 Février 1907 ceci qui n’est pas sans rapport avec le propos de Pierre Bayard :
Valery ne saura jamais toute l’amitié qu’il me faut pour écouter sans éclat sa conversation. J’en sors meurtri. Hier j’ai passé avec lui près de trois heures. Plus rien, ensuite, ne restait debout dans mon esprit.
Sortant avec moi, il m’a accompagné au Bois. J’avais pris mes patins qui dormaient depuis dix ans dans une caisse et, ma foi, sur la glace, je ne les ai pas trouvés trop rouillés. Valéry ne m’a point quitté ; je souffrais à le voir m’attendre, de sorte que je n’ai presque pas patiné. Repartant avec lui, je l’ai quitté devant la porte des Charles Gide, où je suis monté prendre des nouvelles de Paul.
Et, naturellement, impossible de travailler le soir. Après une telle conversation je retrouve tout saccagé dans ma tête.
La conversation de Valéry me met dans cette affreuse alternative : ou bien trouver absurde ce qu’il dit, ou bien trouver absurde ce que je fais. S’il supprimait en réalité tout ce qu’il supprime en conversation, je n’aurais plus raison d’être. Du reste je ne discute jamais avec lui ; simplement il m’étrangle et je me débats.
Ne m’a-t-il pas déclaré hier que la musique (il en est sûr) allait devenir purement imitative ; ou mieux, une notation de plus en plus exacte de ce que la parole ne pouvait plus exprimer, mais sans plus aucun souci esthétique : un langage précis.
Il dit aussi : « Qui est-ce qui s’occupe aujourd’hui des Grecs ? Je suis convaincu que ce que nous appelons encore aujourd'hui « langues mortes » va tomber en putréfaction. Il est impossible désormais de comprendre les sentiments des héros d’Homère. Etc., etc.»
Mes pensées, après des propos de ce genre, mettent à se redresser plus longtemps que les herbes après la grêle.
Alain, le 20 Juillet 1927, sous le titre NOTRE LUCRECE écrivait :
« Valéry est notre Lucrèce. Neuf, serré, éclatant, sauvage. Seul devant la mer, qui ne dit qu’elle ; seul sous les constellations, qui ne disent qu’elles ; et suivant jusque dans ces explosions de mondes les jeux de la force nue et des essences impitoyables. Les hommes à ses pieds, ombres passagères. »
Son texte se terminait par cette allusion au discours à l’Académie :
Et je viens à penser à Anatole France, victime immolée ici par celui qui se nomme lion, mais victime qui enfin fit voir une fois ou deux l’étincelle de l’amour humain, plus précieux encore que l’espérance.
"M'étonnerait que ce titre ne soit pas déjà pris" grommelle Dinosaure.*
"Je ne sais pas" répond Rose Candide "Mais voici quelqu'un qui, si je l'en crois, en parle sans l'avoir lu.
Ne vous laissez pas abuser par mon titre; je n'ai pas su résister à une plaisanterie facile, si facile que je partage le sentiment de mon ami Dino, mais avant de vous en parler, je l'ai lu.
Lu, et même relu.
Il y a quelques jours, je ne sais quelle association d'idées, quelle brusque fantaisie me saisit sous la douche, qui me conduisit à rechercher dans ma bibliothèque le célèbre bouquin Comment parler des livres que l'on n'a pas lus? de Pierre Bayard
Je suis allé naturellement le chercher dans les bouquins "à classer", en gros les bouquins écrits par des auteurs plus jeunes que moi.
Livre introuvable.
J'ai farfouillé en plusieurs endroits où j'aurais pu l'avoir abandonné, chevets de lits, coins de canapés,...
Livre introuvable.
J'ai cherché et hier soir la lumière se fit.
L'Enfer, évidemment !
Je vous ai déjà parlé de ma bibliothèque répartie sur plusieurs pièces de notre maison, je vous ai parlé de la "lingerie-fourre-tout-bibliothèque" où je vous avais signalé la grande bibliothèque BD; là, dans un recoin obscur connu de moi seul, se trouve la vieille commode de la chambre d'enfant de mon fils reconvertie en Enfer de bibliothèque et c'est bien là que dormait le livre de Pierre Bayard dont j'ai entrepris la relecture et dont je vous parlerai peut-être plus tard.