Ce conte, Lecteur, n’est pas un conte. (Puisse Diderot pardonner cet emprunt!)
Cela m’est arrivé réellement, dans les premiers temps de ma scolarité. Les faits sont puérils, font sourire l’adulte que je suis devenue mais ont peut-être pesé plus qu’il n’y parait sur le reste de ma vie. Qui pourrait le dire ?
J’aime à y voir ma première tentative—ratée comme celles qui ont suivi—d’écriture.
C’est arrivé le 20 Mai 1949, le jour de la naissance de celle de mes cousines dont je devais être la marraine, une date que je ne saurais oublier.
Je venais d’avoir 6 ans ; j’étais au Cours Elémentaire Première Année—on ne disait pas encore CE1, cela vint beaucoup plus tard--.
En ce temps-là, nous portions tous des blouses ; je crois me rappeler, toutefois sans certitude, que celles des garçons étaient encore grises mais ce détail n’importe pas pour la suite de mon récit.
Nos cahiers en revanche…
Notre travail se répartissait sur trois cahiers : cahier de brouillon, cahier du jour et cahier du soir.
Sur le cahier de brouillon, au crayon et à la gomme, nous faisions le travail proprement dit.
Le cahier du jour servait à porter au propre—à l’encre avec le porte-plume, sans ratures-- les travaux faits en classe, celui du soir remplissait la même fonction pour les « devoirs du soir », les exercices faits à la maison.
Le cahier de brouillon, plus rustique que les deux autres, était d’un papier de plus médiocre qualité et sa couverture n’était pas cartonnée, mais sur sa dernière page de couverture étaient imprimées les tables—selon les modèles, tables de multiplication seulement en grands caractères ou tables pour les quatre opérations, le modèle le plus répandu--.
Je ne saurais dire à quel modèle appartenait la couverture qui servit à construire ma « table », celle par qui le scandale arriva. J’incline à penser qu’il s’agissait du modèle « multiplication seulement ».
Nous commencions l’étude des tables de multiplication.
Ce matin-là, je montrai à Jacqueline, ma voisine de classe, la magnifique « table » fabriquée la veille par mon père, les tables de multiplication découpées dans la couverture d’un cahier de brouillon usagé et collées sur un carton.
Jacqueline était une « grande ». Elle allait avoir quatorze ans et arrivait au terme de la scolarité obligatoire. Etait-elle attardée au Cours Elémentaire ? Etait-elle dans la classe du Certificat d’Etudes ? Je ne saurais dire. Ma petite école comptait vingt élèves ; c’était une école à « classe unique » où des écoliers de niveaux différents pouvaient se retrouver sur le même banc.
Son mépris fut total. Jamais avant je n’avais été méprisée. Jamais depuis je n’ai été à ce point renvoyée à mon insignifiance.
Colère ? Peine ? Désespoir ?
J’ai dû ruminer un peu avant d’écrire sur cette même « table » dont j’étais si fière le matin et qui m’était devenue odieuse « Jacqueline est une merdeuse ».
Et je montrai mon œuvre à Jacqueline.
« Madame ! Madame ! Voyez ce qu’elle a écrit ! »
La « table » a été confisquée. Ai-je été envoyée au piquet ? Je ne m’en souviens pas.
Si j’ai été punie, ce fut la seule punition de ma vie d’écolière.
Plus terrible fut la suite.
Mon père est venu ce jour-là, me chercher à la sortie de midi. Evénement exceptionnel justifié par un autre événement exceptionnel : la naissance de ma future filleule. On venait avertir « Madame » de mon absence pour l’après-midi : nous devions aller voir le bébé. Mon souvenir n’est pas très clair mais il est sûr que mon père, informé de mon crime, me demanda « si je pensais que cela était digne d’une marraine, si on pourrait me donner pareille responsabilité ? »
La suite ?
J’ai été désespérée, assurée de ma disgrâce jusqu’à l’arrivée chez ma tante qui ne trouva pas mon cas pendable. Nicole est donc devenue ma filleule.
Je n’avais encore jamais dit de « gros mots ». En écrire un m’avait paru moins grave. D’évidence je m’étais trompée.
J’avais 15 ans et j’étais en classe de Première quand, après un différend avec mon père je me décidai à prononcer « Merde ! » pour la première fois de ma vie. D’autres jurons ont suivi.
Mon vocabulaire s’est depuis enrichi. Mais c’est une autre histoire.
Tu me demanderas peut-être, Lecteur, en quoi cela pouvait constituer une première tentative littéraire. Je répondrai à cette question, en même temps qu’à beaucoup d’autres que tu pourrais me poser, un autre jour.
Peut-être.